2 Janvier 2021
Pierre Cardin était le dernier monument d'une mode française qui dicta les canons de l'élégance à travers le monde au XXe siècle. C'est donc avec beaucoup de nostalgie qu'on apprit sa disparition à l'âge de 98 ans ce 29 décembre 2020, rejoignant dans la légende Coco Chanel, Christian Dior ou Yves-Saint-Laurent... Car Pierre Cardin fut bel et bien de cette lignée de grands couturiers qui a forgé la réputation de Paris comme capitale internationale de la mode. On l'avait un peu oublié, car lui-même avait mondialisé sa griffe jusqu'à l'excès, délivrant à son apogée près de huit cents licences dans les domaines les plus variés de l'art de vivre, de la décoration au linge de maison en passant par les chocolats, l'hôtellerie et la restauration. Ces dernières décennies, Pierre Cardin, à l'exception de quelques collections de prestige qu'il dessinait encore, se contentait peu ou prou de valider les concepts que produisaient ses bureaux de design avant d'être fabriqués dans des ateliers et usines du bout du monde. Au point que la marque avait vu sa réputation se dévaluer en France au profit des marchés asiatiques où elle produisait l'essentiel de son chiffre d'affaires. Il faut dire que Pierre Cardin avait la réputation d'être un homme d'affaires redoutable, capable de négocier pied à pied avec les industriels, jouant de ses relations diplomatique au plus haut niveau, que ce soit en Russie, en Inde, au Brésil ou en Chine. Car l'homme a très vite compris que ces pays émergents soumis à des régimes autoritaires, étaient à conquérir dès les années 70 avec des potentiels de développement considérables. « Si j'arrive à vendre un vêtement à douze boutons à un milliard de Chinois, ça fait un milliard de vêtement et douze milliards de boutons » argumentait le couturier.
Cet aspect visionnaire et mercantile lui permit de bâtir un empire mondial comptant des milliers d'employés, des centaines de boutiques et d'être à titre personnel l'une des plus grosses fortunes de France. Mais ce succès commercial et industriel se fit au détriment de sa reconnaissance comme un maître de la couture parisienne. A part Jean-Paul Gaultier qui le citait comme une influence majeure, son nom n'était plus considéré comme une référence de la mode contemporaine. Et pourtant, avant d'être cette griffe mondialisée et standardisée, Cardin fut le révélateur d'un style espiègle, insolent et léger qui épousa la révolution pop des sixties. Le jeune dandy fut celui qui brisa les conventions d'une mode parisienne qui se satisfaisait d'une haute-couture réservée à une élite. Pierre Cardin fut d'évidence une sorte de Rastignac qui rêva de conquérir Paris en assimilant ses codes pour mieux les pervertir avec une inébranlable confiance en son talent. Né en Italie, le jeune Pietro Costante Cardin est le dernier d'une famille de dix enfants dont les parents, anciens propriétaires terriens en Vénétie sont spoliés de leurs biens après la guerre de 14/18. La famille fuit l'Italie pour se retrouver en France à Saint-Étienne dans des conditions de vie modestes. Pierre, après le certificat d'études, est placé en apprentissage chez un tailleur où il apprend le métier avant de se retrouver à Vichy, capitale de la France sous l'Occupation alors qu'il tentait de rejoindre Paris pour accomplir son rêve d'entrer dans un atelier de couture. Il ronge son frein à Vichy en apprenant la comptabilité au sein de la Croix-Rouge avant de rejoindre Paris à la Libération. Il se fait embaucher comme ouvrier dans la maison de couture Paquin où il se distingue très vite par son esprit d'initiative. Au point qu'il participe à la création des costumes du film La Belle et La Bête de Jean Cocteau, servant même à l'occasion de mannequin pour essayer les tenues de Jean Marais.
Le jeune Cardin, avide d'apprendre, passe ensuite par l'atelier Schiaparelli avant d'être repéré par Christian Dior qui le recrute comme premier tailleur en prévision de l'ouverture de sa propre maison de couture. C'est ainsi que Pierre Cardin participe activement à l'élaboration du New Look qui établira la réputation mondiale de Dior. Plus tard, il aura des mots très durs sur son mentor affirmant que Dior n'avait fait que corseter les femmes avec son obsession de la taille cintrée. Sans oublier de rappeler au passage que Christian Dior, s'il savait dessiner, ne savait ni coudre, ni couper un vêtement, ce que lui savait faire avec un talent indéniable. Il faut rappeler que Pierre Cardin quitta la maison Dior avec fracas, après avoir été soupçonné d'un vol de croquis du maître à son profit, ce qui heurta le jeune ambitieux qui réfuta les accusations. Mais cette injustice le galvanisa afin de mettre en œuvre son grand dessein : imposer sa vision à la mode parisienne qu'il jugeait engoncée dans un entre-soi bourgeois, déconnectée des aspirations d'une jeunesse en quête de modernité. Au départ, il lance une maison qui veut se spécialiser dans les costumes de scène, lui qui aime fréquenter les artistes comme Cocteau ou Visconti. Mais le marché étant restreint, il lance une première collection haute-couture en 1953 qui marque sa volonté de bousculer la mode, notamment avec sa robe-bulle, synthèse d'une tradition couture et d'une féminité en phase avec son temps. Devenu illico le nouveau chouchou de la presse internationale, Pierre Cardin lance alors avec brio sa ligne futuriste inspirée par la conquête de l'espace, privilégiant des matériaux jugés à l'époque indigne de la haute-couture comme le métal ou le vinyl.... Mais plus encore, ses coupes géométriques, ses tailles évasées, ses lignes épurées, ses couleurs vives deviennent les marqueurs de la pop culture qui s'imposent dans la musique, le cinéma et la mode venus d'Angleterre et des USA. C'est la période la plus faste de la carrière de Pierre Cardin qui lance en parallèle de ses créations haute-couture, des lignes de prêt à porter pour femmes, mais aussi pour hommes.
Avec le sacrilège ultime de présenter ses collections dans les grands magasins du boulevard Haussmann, un scandale pour les tenants de la mode parisienne. Mais Pierre Cardin s'en moque, d'autant que les stars de cinéma comme Audrey Hepburn, Raquel Welch, Mia Farrow, Anna Karina ou Brigitte Bardot s'entichent du style moderniste de Pierre Cardin. Jusqu'aux Beatles qui adoptent le costume col Mao sans revers dont il fut le précurseur. Lui-même affiche son idylle avec Jeanne Moreau qu'il habille à la ville comme dans plusieurs de ses films. Pierre Cardin devient un phénomène culturel qui permet à la mode de descendre de son piédestal aristocratique pour s'imposer dans les rues de Paris, de Londres et de New York. Son hégémonie sur la modernité à la française qu'il démultiplie dans les meubles et la décoration lui permet de décrocher la couverture de Time en 1974, l'encourage à construire le délirant palais-bulles de Théoule-sur-Mer au dessus de la baie de Cannes ou de créer l'Espace Cardin, un théâtre près des Champs-Élysées, le quartier dont il fera sa place forte. Un succès unique dans l'histoire de la mode française qui va néanmoins, finir par enfermer Pierre Cardin dans sa propre ambition mégalomane au point de transformer son art en industrie sans plus vraiment capter l'air du temps. A l'orée des années 80, son nom s'estompe comme symbole de créativité au profit d'une nouvelle génération de stylistes dont son élève Jean-Paul Gaultier, qui comme lui, à son époque, brise les codes de la mode parisienne. Néanmoins, on lui concédera volontiers qu'il restera jusqu'au bout le dernier couturier indépendant de Paris, dirigeant jusqu'au bout l'empire qui porte son nom se promettant de ne jamais céder aux sirènes des mastodontes du luxe Pinault et LVMH. Mondialisé et standardisé, Pierre Cardin resta jusqu'au bout un indépendant, rebelle à toute autorité autre que la sienne. Ce qui, au bout du compte, donne encore un certain charme à la dernière légende d'une couture française qui, derrière ses marques prestigieuses, n'est plus en capacité de générer des artistes de ce tempérament.