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25 Octobre 2020
Pour son soixantième anniversaire, A Bout de Souffle s'offre une reprise sur grand écran dans une version restaurée en haute définition à partir du mercredi 28 octobre 2020. Ce qui peut faire sourire quand on sait comment le film culte de la Nouvelle Vague fut tourné justement dans l'unique dessein d'échapper à toutes les définitions. Mais le plus étonnant, c'est de constater à quel point le premier film de Jean-Luc Godard conserve sa radicale désinvolture dans l'histoire du cinéma depuis sa sortie en 1960. Une étape décisive qui marque encore la cinéphilie mondiale, mais plus encore les protagonistes d'une œuvre qui les dépasse depuis longtemps : Jean-Luc Godard, Jean Seberg et Jean-Paul Belmondo, malgré des destins bien différents, restent liés à jamais par des fils invisibles à ce film dont la postérité échappe à toute logique. Il est même étonnant d'imaginer qu’À Bout de Souffle en son temps fut un événement considérable qui, en France, dépassa les deux millions d'entrées. Mais le film connut surtout un retentissement international qui bouleversa la cinéphilie jusqu'à Hollywood. Car sous son allure foutraque, le film est un hommage au film noir de genre américain que défendait ardemment Jean-Luc Godard dans Les Cahiers du Cinéma en compagnie de François Truffaut ou Claude Chabrol. En 1960, ces deux-là ont franchi le pas vers la réalisation et sont même devenus des cinéastes reconnus avec respectivement Les 400 Coups et Le Beau Serge. Autant dire que le défi s'annonce rude pour Godard qui reçoit l'aval du producteur Georges de Beauregard pour lancer son premier long-métrage à l'été 1959. Si François Truffaut et Claude Chabrol sont mentionnés au générique d’À Bout de Souffle, leur contribution reste bien mineure. L'un a soufflé l'idée du scénario tandis que l'autre a accepté d'y passer une journée, ce qui lui vaudra le titre de conseiller artistique. Cela prouve néanmoins une certaine forme de camaraderie entre eux, mais peut-être encore plus de la part de Jean-Luc Godard, bien plus sentimental qu'il ne l'a toujours laissé paraître.
Mais l'amitié n'empêche pas la rivalité, ce qui va sans doute amener Godard à assumer bien plus que les autres, une forme de radicalité dans laquelle il va forger sa réputation. Il sera donc celui qui bouscule vraiment la grammaire cinématographique, ce que Truffaut et Chabrol n'ont pas assumé jusqu'au bout... Et c'est bien ce qui fait d’À Bout de Souffle une forme de manifeste de ce qu'on appellera La Nouvelle Vague, ce mouvement sans construction réelle, sauf celle de bousculer ce fameux cinéma de papa dénoncé avec virulence dans Les Cahiers. Au bout du compte, le film s'impose bien comme une œuvre à part en convoquant des codes essentiels du cinéma de genre : un gangster, une femme fatale, du romantisme, des armes à feu, un meurtre, des voitures... Mais en composant sa partition avec un style tout en improvisation, à l'instar de la bande-son jazzy de Martial Solal avec des digressions, des citations, des collages, des formes qui empruntent au documentaire comme à la fiction. Jean-Luc Godard s'affirme comme un théoricien malicieux brisant les conventions du cinéma avec une folle liberté et un brin de provocation. Le film se tourne à la fin de l'été 1959 de manière empirique et joyeuse dans les rues de Paris, privilégiant la lumière naturelle comme l'utilisation de la caméra à l'épaule au milieu des passants. Ce qui lui donne un effet de réel saisissant que le réalisateur s'amuse à faire disjoncter par le jump-cut, technique qui donne un rythme saccadé au sein d'un plan-séquence, par des apartés où le spectateur est interpellé par les acteurs, par une bande-son à la synchronisation fragmentée... Godard invente aussi le name-dropping en conviant pêle-mêle Mozart, Picasso, Humphrey Bogart, Auguste Renoir ou William Faulkner et s'amuse en plaçant des aphorismes comme on intercale des slogans publicitaires.
Certains sont devenus fameux comme celui dit par Jean-Pierre Melville évoquant son ambition avec une sentence de précieuse ridicule : « Devenir immortel et puis mourir ! » Ou l'incontournable aparté de Belmondo en voiture, clope au bec fixant la caméra : « Si vous n'aimez pas la mer, si vous n'aimez pas la montagne, si vous n'aimez pas la ville, allez vous faire foutre ! » A Bout de Souffle, éloge du romantisme jusqu'au tragique, se déleste constamment de sa noirceur par son espièglerie qui hoquette entre idéalisme et fatalisme. Mais c'est avant tout et encore plus l'éclosion d'un couple fulgurant filmé avec passion par un homme qui s'identifie à ses protagonistes. Car le film ne serait pas ce qu'il est sans ses deux acteurs principaux en osmose totale avec leur réalisateur. A Bout de Souffle semble être un autoportrait de Jean-Paul Belmondo qui véhicule en lui tout ce qu'il porte de décontraction, d'insolence, de virilité et de nonchalance, passant son doigt sur la lèvre supérieure en Bogart aux petits pieds, pissant dans le lavabo, qualifiant sa fiancée de dégueulasse avant de mourir... Même si ça doit l'agacer, il y trouve le rôle le plus emblématique de sa prodigieuse carrière, à l'instar d'Alain Delon qui tourne la même année Plein Soleil. Sans le savoir, Belmondo invente un stéréotype, celui du mec le plus cool du monde, imposant une gestuelle, une démarche, un phrasé qui le rendent irrésistible. Des acteurs américains comme Al Pacino ou Robert De Niro diront à quel point Belmondo leur a donné envie de faire du cinéma en le découvrant dans Breathless, le titre anglais du film. Quant à Jean Seberg, elle incarne un nouveau glamour d'une modernité folle symbolisée par sa petite robe marinière d'un chic intemporel et sa coupe de cheveux à la garçonne. Toutes les jeunes femmes en France comme aux USA ont eu envie de lui ressembler. Le film, précis de son époque, grâce à un réalisateur et deux acteurs en état de grâce, conserve aujourd'hui une fraîcheur intacte, une joyeuseté déroutante, un style qui défie le temps. La haute définition qui lui sied le mieux est bien celle de chef d’œuvre à redécouvrir encore et encore....