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14 Octobre 2020
Henri Verneuil reste à ce jour le réalisateur qui a engrangé les plus grands succès du cinéma français avec plus de 91 millions d'entrées sur l'ensemble de sa filmographie, ce qui lui donne la moyenne hallucinante de 2,6 millions d'entrées par film. Et pourtant, le cinéaste comme il s'en désolera de son vivant, est assez largement ignoré des anthologies du 7e Art. Car le cinéma de Verneuil, s'il fut plébiscité par le public, fut largement ignoré de la cinéphilie. A l'heure de son centenaire, puisqu'il est né le 15 octobre 1920, Henri Verneuil commence tout doucement à être reconnu pour autre chose qu'un habile faiseur au service des stars qui sont passés devant sa caméra. Car, il faut bien reconnaître que certains de ses films ont la peau dure et se laisser regarder avec plaisir. On peut même parler de classiques quand on évoque La Vache et Le Prisonnier, Un Singe en Hiver ou Le Clan des Siciliens portés par des acteurs comme Fernandel, Jean Gabin, Lino Ventura, Jean-Paul Belmondo et Alain Delon qui enchantaient le cinoche des Trente Glorieuses. Du cinéma de bonhomme pourrait-on dire par un réalisateur à l'ancienne qui se définissait comme un conteur oriental. Ce n'est pas un hasard s''il fait référence à l'Orient, puisque son vrai nom est Alod Malachian. Ses parents, chrétiens d'Arménie vont fuir en 1924 la répression turque en embarquant sur un navire qui doit les emmener en Amérique du Sud. Mais c'est à Marseille que la famille Malachian débarquera et s'installera rue Paradis, une histoire que le cinéaste filmera pour conclure sa carrière. Rien ne prédestinait le jeune Alod à faire du cinéma, sauf que le premier film qu'il vit lui donna le déclic d'une vocation. Il s'agissait de La Reine Christine, mais ce n'est pas Greta Garbo qui attira l'attention du jeune homme, mais le nom du réalisateur, Rouben Mamoulian. Un Arménien comme lui qui réussit à Hollywood, voilà un destin qu'il veut faire sien.
Henri Verneuil fera huit films avec Fernandel avec à la clef le triomphe de La Vache et Le Prisonnier
Au sortir de la guerre, il devient journaliste et signe des articles enflammés contre la Turquie sous son propre nom, ce qui déplaît à son rédacteur-chef. Il le change en Henri Verneuil, ce qu'il regrettera par la suite car ce nom est très difficile à prononcer en anglais. Mais c'est sa rencontre avec Fernandel, l'acteur marseillais le plus populaire de France qui va lancer sa carrière. Contre toute attente, la vedette accepte d'effectuer une voix sur un court-métrage du jeune Verneuil. Une relation de travail s'installe très vite entre les deux hommes, basée sur la faculté d'Henri Verneuil à se mettre au service d'un acteur qui contrôle son image jusqu'à l'obsession. De nature humble, le réalisateur accepte les conditions édictées par Fernandel, notamment d'être le plus possible filmé en gros plan et jamais de dos. Dans les années 50, les deux hommes vont faire huit films ensemble dont le dernier La Vache et Le Prisonnier en 1959, sera un triomphe avec plus de huit millions d'entrées en France, un record personnel pour Henri Verneuil. Le réalisateur confiera plus tard à quel point Fernandel fut souvent odieux avec lui et qu'il aurait préféré que ce soit Bourvil qui tienne le rôle du prisonnier, ce qui aurait rendu le film bien meilleur. Un petit règlement de compte plutôt rare de la part d'un réalisateur bienveillant avec ses acteurs. La fin de la collaboration avec Fernandel est d'autant plus facile que le réalisateur a séduit le patron, Jean Gabin, qui avec malice, lui dira qu'il acceptait d'être filmé de dos. Surtout, Henri Verneuil réalise avec lui sa première grande réussite en 1956, Des Gens Sans Importance, un mélodrame populaire dans lequel Gabin renoue avec le personnage de héros de la classe ouvrière qui fit sa gloire avant-guerre.
S'ouvrent alors les années 60, la décennie la plus glorieuse pour Henri Verneuil, membre d'un trio avec Jean Gabin et Michel Audiard qui va faire un paquet d'étincelles avec Le Président, Un Singe en Hiver, Mélodie en Sous Sol et Le Clan des Siciliens. Quatre grands classiques du cinéma populaire auxquels il faut ajouter Cent Mille Dollars au Soleil et Week-End à Zuydcoote... La recette est bien rôdée : le sens du casting, de bonne histoires, des dialogues ciselées et une volonté de plaire à celui qui paye son ticket. Des réussites incontestables qui font prospérer le cinéma français comme jamais et propulsent au sommet du box-office, sous l'égide du Vieux Gabin, ses héritiers que sont Jean-Paul Belmondo, Lino Ventura et Alain Delon. A la fin des années 60, Henri Verneuil tente l'aventure américaine, mais son cinéma solide mais académique se confronte aux canons de la contre-culture du Nouvel Hollywood. Faute de timing, il ne fera pas carrière au pays du cinéma comme ses modèles, Rouben Mamoulian ou Elia Kazan, deux Arméniens qui ont conquis les USA. Les années 70 et 80 sont d'ailleurs moins intéressantes dans son cinéma, même s'il signe quelques-uns des gros succès de Jean-Paul Belmondo converti en Bébel du cinéma d'action. Néanmoins, on découvre un Henri Verneuil étonnant en cinéaste engagé à la Costa-Gavras dans I Comme Icare, un film de politique fiction palpitant inspiré de l'assassinat de Kennedy et Mille Milliards de Dollars,une œuvre anti-américaine qui dénonce l'emprise d'une multinationale sur les nations européennes en décrivant notamment son implication dans le nazisme. Sa carrière se terminera par l'adaptation en deux parties de son récit autobiographique qui démontre malheureusement que le cinéaste est peu à son avantage dans le lyrisme qu'aurait mérité sa saga arménienne. Il fut sans doute peiné que ces deux films les plus personnels soient ceux qui feront le moins d'entrées de toute sa carrière. Mais c'est ainsi, Henri Verneuil était un formidable conteur, mais moins oriental qui le prétendait. Plutôt un cinéaste si soucieux d'intégration dans son pays d'accueil, qu'il a aura su saisir au cinéma une part de l'esprit français.
Des Gens Sans Importance
1956
Henri Verneuil est en voie de s'émanciper de sa fructueuse collaboration avec Fernandel. Surtout, il fait la seconde rencontre déterminante de sa carrière, Jean Gabin avec qui il fera quelques-uns de ses meilleurs films. Il propose à l'acteur de reprendre un rôle de routier comme dans Gas-Oil de Gilles Grangier sorti l'année précédente. Mais il ne s'agit pas d'une série noire, mais bien d'un mélodrame sentimental dans une veine naturaliste sans concession sur la condition ouvrière de l'après-guerre. Jean Gabin, échine voûtée et regard las, incarne un homme mal marié qui vit une histoire d'amour avec une jeune serveuse d'un restaurant pour routiers où il a ses habitudes. Celle-ci est interprétée par Françoise Arnoul, vedette féminine très en vogue dans les années 50, mais dans un personnage qui ne fait guère appel à son glamour habituel. Car comme l'indique le titre du film, il s'agit d'un adultère banal pour des gens qui n'ont pas le luxe de vivre des histoires lyriques et romantiques. D'ailleurs, Henri Verneuil s'attache fort justement à décrire comment le travail harassant de chacun, du routier à la serveuse jusqu'à l'épouse délaissée, n'invite guère aux délices de l'amour. Il sera même l'un des facteurs qui empêchera les deux amants de vivre ensemble. Il n'hésite pas à évoquer également de front l'avortement à une époque où il est interdit. Le film échappe au misérabilisme par la capacité de Verneuil à faire vivre ses personnages, soutenus par des seconds rôles épatants, que ce soit Pierre Mondy, Paul Frankeur, Robert Dalban et Dany Carrel. Un film de la Qualité Française qui échappera à la vindicte de la Nouvelle Vague. François Truffaut en fera même l'éloge, le décrivant supérieur en bien des points aux films de Marcel Carné. On n'ira pas forcément jusque-là, mais cela reste vraiment un film remarquable où Henri Verneuil démontre qu'il est bien plus qu'un habile technicien.
Le Président
1961
Premier film de la triplette Verneuil-Gabin-Audiard, c'est devenu un classique classé au patrimoine du cinéma français, gagnant même en réputation grâce à internet qui en diffuse des extraits édifiants sur les mœurs politique d'hier qui ressemblent étrangement à celles d'aujourd'hui. Adapté d'un roman de Simenon, le film explique pourquoi Émile Beaufort, un homme politique retiré de la vie publique s'offusque de découvrir que son ancien directeur de cabinet est pressenti pour devenir Président du Conseil. Car Beaufort qui a lui même, exercé cette charge, possède la preuve que son ex-collaborateur a commis un délit d'initié en informant, quinze ans plus tôt, son banquier de beau-père d'une dévaluation du franc. Inspiré de Georges Clémenceau, Beaufort est incarné par un Jean Gabin des grands jours face à un Bernard Blier dans l'un de ses meilleurs rôles. De plus, Michel Audiard n'est pas dans sa jubilation des mots d'auteur qui finiront par nous lasser, mais dans une verve de haute tenue au service d'une œuvre qui éclaire une République à bout de souffle, gangrenée par les intérêts de la finance. La charge est tellement lourde qu'elle pourrait paraître populiste... Mais c'est plutôt un film qui souligne la nécessité d'une éthique, voire même d'une morale pour conduire les affaires de l’État. Il n'y a encore aucun cynisme comme on pourra le voir plus tard dans le cinéma traitant de la politique à partir des années 70. Surtout que le film montre un Président du Conseil capable de se saborder au nom de l'intérêt général en fustigeant des députés serviles qui ne font plus carrière que pour leurs intérêts privés. Plus qu'un film très documenté sur la politique et ses mœurs incertaines, Le Président est plutôt une œuvre qui propose ce qu'elle devrait toujours être. Ce qui en fait sa force intacte qui franchit allégrement le temps.
Un Singe en Hiver
1962
Que peut-on dire de plus sur ce film qui montre la plus belle nuit d'ivresse de l'histoire du cinéma français ? L’œuvre est sans doute encore l'une des plus appréciées des Français et continue de faire des adeptes à chaque rediffusion à la télévision. Au delà de ses moments de bravoure, de ses dialogues percutants et de sa charge contre la bonne conscience des braves gens, c'est la profonde mélancolie qui place le film à la hauteur de sa réputation de chef d'oeuvre. Henri Verneuil y démontre sa science de la mise en scène pour faire ressentir l'atmosphère de bout du monde de Tigreville en plein hiver qui va connaître un coup d'éclat avant de renouer avec son ennui. Encore une fois, Michel Audiard respectueux de l’œuvre d'Antoine Blondin, sort le grand jeu avec des dialogues percutants, mais aussi d'une rare intensité, d'une belle finesse pour évoquer la vieillesse, la solitude et plus encore la monotonie de nos vies. Et pour les dire, deux acteurs en état de grâce d'une complémentarité folle au point qu'on se demande encore pourquoi ils n'ont fait qu'un seul film ensemble. Jean Gabin au sommet de sa puissance au sein du cinéma français face à Jean-Paul Belmondo, le feu follet désinvolte de la Nouvelle Vague, l'affiche fut à la hauteur du résultat. Quand Gabin dit à Belmondo qu'il lui rappelle ses vingt ans, il est facile d'imaginer à quel point cela semble à ce moment-là si vrai. Les voir tituber ensemble en gueulant Nuits de Chine conserve à chaque vision une véritable émotion comme un passage de témoin entre le Vieux et son disciple. Même leur gueule de bois commune possède cet étrange sentiment de transmission. Un grand film, tout simplement dont la légende s'amplifie avec le temps.
Mélodie en sous-sol
1963
Comme Le Président et Un Singe en Hiver, ce troisième film qui réunit la triplette Verneuil-Gabin-Audiard se réalise sous la bannière de la prestigieuse firme hollywoodienne MGM. Mais on pourrait dire que c'est le premier film américain du réalisateur par le choix du sujet comme par sa mise en scène. D'ailleurs, il sera un succès mondial notable qui fera la fortune de ses protagonistes, notamment Alain Delon qui acceptera un modeste cachet en échange des droits d'exploitation du film au Japon. Il faut dire que la jeune star qui a déjà tourné avec Clément, Visconti et Antonioni, vise un rôle dans un gros film populaire, encore plus avec Jean Gabin à qui il voue une admiration sans bornes. Plutôt une bonne idée surtout que Delon va donner à son personnage une attitude désinvolte et sexy de chien fou en opposition à Jean Gabin, gangster à l'ancienne revenu de tout. Car c'est un film de genre bien codé, celui du hold-up très en vogue à l'époque avec L'inconnu de Las Vegas ou Topkapi. Sauf que le film est tourné dans un noir et blanc assez somptueux, renforcé par un format cinémascope du plus bel effet. On y suit donc par le menu la préparation et la réalisation d'un hold-up avec quelques-unes des figures de style du genre. Du bon divertissement du samedi soir avec une mise en scène au cordeau, des personnages savamment stéréotypés et des dialogues percutants. Une synthèse réussie d'un cinéma hollywoodien avec un véritable esprit français, Gabin et Delon s'accordent à merveille, les seconds rôles sont parfaitement dans le ton, Maurice Biraud et Viviane Romance en tête. Jusqu'au final au bord de la piscine du Palm Beach, le film rivalise avec les productions américaines de l'époque. En 1969, Henri Verneuil resservira une formule de même facture, Le Clan des Siciliens avec Lino Ventura en prime et la géniale musique d'Ennio Morricone. Les deux films les plus cool de Verneuil !
Week-end à Zuydcoote
1964
Les plus jeunes qui découvriront ce film y verront sans doute des similitudes avec le Dunkerque de Christopher Nolan. Car il s'agit de relater également dans cette œuvre singulière d'Henri Verneuil, cet épisode de juin 1940 où les troupes britanniques acculées par l'armée allemande dans le Pas-de-Calais cherchent à évacuer dans le désordre vers l'Angleterre. Il y a aussi les soldats en déroute de l'Armée française qui se retrouvent sur les plages de la Côte d'Opale, notamment à Zuydcoote, petite station balnéaire au nord de Dunkerque. Livrés à eux-mêmes, ceux-ci ne savent plus s'ils doivent tenter d'embarquer sur les navires anglais ou capitulés face aux Allemands qui approchent... C'est un film vraiment étonnant dans la carrière d'Henri Verneuil qui aborde un sujet relativement tabou en France dans les années 60 : la défaite en rase campagne de l'Armée française en quelques semaines face à l'invasion allemande. C'est tout d'abord un vrai film de guerre avec une reconstitution soignée et spectaculaire qui comporte des milliers de figurants, des scènes d'action réalistes et une véritable ampleur dans la mise en scène. Mais c'est encore plus un film désabusé jusqu'à la noirceur sur l'absurdité de la guerre menée par des hommes capables de perdre leur humanité. L'atout majeur du film, c'est Jean-Paul Belmondo qui incarne un soldat qui erre sur ce bout de plage avec ses camarades d'infortune, attendant l'opportunité d'embarquer vers l'Angleterre. En fait, ce soldat se trouve plongé dans un profond désarroi face à la perte de ses idéaux. Son seul réconfort, sa rencontre avec une jeune femme qui vit seule dans une villa de la côte interprétée par la délicieuse Catherine Spaak. Un amour de circonstance va se lier entre eux, soudé par le fait que lui devra tuer deux soldats français qui allaient la violer. Le film alterne ainsi entre le pessimisme le plus sombre sur le genre humain et de lumineux moments de fraternité entre soldats avec comme toujours des seconds rôles forts donnés à Pierre Mondy, Jean-Pierre Marielle ou François Périer. Un film curieux, non dénué de défauts, mais qui offrait à l'époque un regard critique sur cette drôle de guerre perdue par la France sans avoir mené la bataille.
Mille Milliards de Dollars
1982
Les années 70 seront moins favorables au cinéma d'Henri Verneuil, même si ses films sont loin d'être déshonorants. Il connaît même de gros succès avec Jean-Paul Belmondo, son acteur fétiche de cette seconde partie de carrière. On retiendra quand même I Comme Icare, un thriller de politique-fiction avec Yves Montand où le cinéaste s'inspire du cinéma coup de poing de Costa-Gavras. Et puis ce film dont le titre est le chiffre d'affaires insensé d'une multinationale américaine, sorte de pieuvre tentaculaire qui influe sur le fonctionnement démocratique des États du monde libre et dont la richesse est en partie liée à ses activités avec le régime hitlérien. Le rôle principal, celui d'un journaliste qui enquête sur cette multinationale, est confié à Patrick Dewaere, ce qui sort le réalisateur de sa routine. Même s'il a perdu de son brio dans la mise en scène, ce qui donne un côté vieillot au film, sa capacité de narrateur n'est pas prise en défaut. Oublions les informateurs aux lunettes noires et le siège de la multinationale qui ressemble au repaire du Spectre dans James Bond pour se concentrer sur l'essentiel : ces firmes sans frontières qui mènent le monde sans aucune autre morale que le profit. Le film reste saisissant et captivant de ce qu'il raconte de la mondialisation financière et de ses dérives totalitaires Les magouilles de la IVe République dans Le Président peuvent prêter à sourire face au capitalisme sauvage qu'incarne avec délectation Mel Ferrer en PDG sûr de son fait et de sa puissance. A l'heure où des hommes comme Bill Gates, Jeff Bezos ou Elon Musk semblent se substituer aux États, on se dit qu'Henri Verneuil visait juste dès le début des années 80 avec ce thriller politique de facture classique, mais plutôt efficace.